Les (vrais) défauts des Russes


Dans un article précédent, j’évoquais les raisons, les miennes, d’aimer la Russie. Ce rapide tour d’horizon, de quelques-unes des qualités du peuple russe, serait bien imparfait si on n’y ajoutait quelques considérations sur ce qui manque à ce grand pays[1].

Ce sera aussi l’occasion d’approfondir le thème, déjà évoqué et mis en perspective, des difficultés que rencontre le pays. En essayant d’y apporter une vision plus qualitative que strictement quantitative, cette fois.

Vous avez dit… vodka ?

La première association qui vient à l’esprit des Français, quand on parle Russie, c’est, au choix, « Poutine » ou « vodka ». Voire les deux, malgré la désapprobation du chef de l’état envers la boisson nationale, exprimée en termes on ne peut plus clairs[2].

Laissons-là le Tsar de toutes les Russies, et revenons à notre alcool de patates[3]. Sans trop s’approcher tout de même : ça titre à quarante, cette affaire !

Est-il vrai que le peuple russe boit beaucoup ? Oui et…non. A proprement parler, il boit moins que les Français, ou que nos voisins Allemands… Sans compter les Tchèques, avec leur pinte quotidienne par personne[4] (et nous parlons d’une moyenne… !).

Mais alors, pourquoi cette réputation ?

Quantitativement, il est à noter que la consommation russe d’alcool est en baisse de 43% depuis 2003. Au début des années 2000, les Russes pouvaient donc nous tenir la dragée haute, mais ça n’est plus le cas aujourd’hui. Seulement, les clichés persistent toujours un peu plus longtemps à l’étranger… Et plus le pays est loin, plus il faut d’années avant que les idées reçues se brisent sur le mur de la réalité. Surtout quand on entretient de moins en moins de rapports avec le pays, n’est-ce pas…

Cela m’amène à un autre biais, ou plutôt, une hypothèse… Si Saint-Pétersbourg est la vitrine qui donne sur l’Europe, si, plus que Moscou, elle attire (ou attirait…) les touristes, surtout de leurs voisins de l’Ouest, c’est aussi une ville bien particulière… La plus bobo, certes, mais celle où l’on voit le plus de jeunes gens en voie d’ébriété, en public.

Or, il est interdit en Russie de boire en public, et, si des lois similaires existent en France ou en République Tchèque, ici on évite de se promener, une canette à la main… Ou, à la rigueur, on le fait discrètement. Des fois qu’il y ait quelque policier à proximité…

Mais justement, dans la ville de Saint Pierre, on voit tellement de débauche sur les quais qu’on oublie un instant d’être dépaysé, pour revenir aux paysages si pittoresques des fins de soirées parisiennes, certaines drogues en moins cela dit.

Et il semble que la police laisse faire, ou n’interdise pas… D’où l’hypothèse : peut-être que la réputation de la Russie alcoolique persiste à cause de sa vitrine maritime, si laxiste sur ce point ?

Mais il y a un autre aspect, qui, lui, ne relève pas de la supposition, l’aspect qualitatif.

On peut le regretter, mais la culture de la boisson est moins développée en Russie qu’en France. Ou, pour dire les choses autrement, en France, on déguste et on boit, tandis qu’ici, on a plutôt tendance à s’enivrer jusqu’à imprimer la marque d’un caniveau sur son front. D’accord, j’exagère… Jusqu’à être au moins éméché, voire perdre un peu l’équilibre. Ils ont même un mot pour ça, et le geste qui va avec, pour pouvoir inviter les amis les plus sourds à se bitturer jusqu’à l’heure où blanchit la campagne…

Comme le disait un Serbe de grand cru, « Les Russes ne savent pas boire. Eux, ils boivent pour se mettre mal. Alors que nous… On boit… On se met mal… Mais ça n’est pas forcément lié ». Et même si l’on dirait l’histoire du bon chasseur et du mauvais chasseur, il y a du vrai dans cette comparaison. Le but du Russe, lorsqu’il boit, c’est surtout d’éprouver le plaisir de se griser, voire de se perdre dans son ivresse, souvent collectivement d’ailleurs. Le Français peut aussi le faire, mais c’est là quelque chose de moins systématique, et heureusement.

A un tel point que la jeune génération russe, dégoûtée des excès des beuveries des précédentes, voit se constituer dans ses rangs une part importante de « non-buveurs ». Ou de buveurs-très-occasionnels, plus par exception que par précepte. Un excès en amène un autre, mais il y a là, dans le contexte particulier russe, une remise en cause du « boire pour boire » qu’on ne peut que saluer. Même si, à mon humble échelle, j’essaie de remettre au pinacle la place du bon alcool, notamment du noblissime vin français.

L’absence de culture de l’alcool de qualité en Russie, voilà un fléau contre lequel tous devraient lutter !

Le deuxième cliché : la corruption !

Où l’on revient un peu à l’autre idée reçue, celle du président et de son gouvernement…

Sans vouloir répéter ce que j’ai déjà évoqué antérieurement, à savoir le problème de la définition de la corruption, on peut s’attarder à essayer de la cerner en Russie.

A vrai dire, en trois ans de vie à Moscou, j’en ai entendu parler quatre fois :

            . Un bakchich d’un étudiant récupéré au milieu d’une beuverie publique, pour éviter que le policier n’ait l’idée saugrenue d’en informer l’université…

            . Un pot-de-vin à un policier, contrôlant une voiture exceptionnellement peu homologuée, une vieille Lada qui ne demandait qu’à rendre l’âme… D’après le témoin, le policier avait dû voir là une prime officieuse plus que bienvenue…

            . La fameuse histoire des bordures de trottoir, remplacées de manière intensive à Moscou. La légende raconte que la femme de l’ancien maire moscovite détenait une part importante d’une usine… de bordures de trottoir, exactement !

            . Dans la même veine, les routes dont l’asphalte ne respecte pas les normes d’épaisseur. Quelques millimètres de bitume qui viennent épaissir, au lieu de la route, les portefeuilles de certains responsables des travaux.

Ce qui nous fait quatre cas. Deux ponctuels, à petite échelle, ce qui me semble particulièrement peu pour le pays « le plus corrompu du monde », et deux plus expressifs, à une échelle plus élevée et ainsi plus visible.

La vraie différence avec le « lobbying » à l’européenne ou à la française réside, précisément, dans les deux premiers cas. Ici, il y a plus moyen de s’arranger, à l’aide d’un billet si l’interlocuteur ne comprend pas. En revanche, les conflits d’intérêts, surtout à l’échelle des entreprises ou des politiques, ne me semblent pas plus évidents en Russie qu’en France. Disons qu’on pourrait dans les deux cas en faire de larges dossiers, mais que je connais plus, patriotisme oblige, les français.

Les pots-de-vin en Russie sont issus d’une longue tradition remontant bien avant l’URSS. En fait, ils sont « historiques », si on passe cet écart de langage. C’est bien le tsar qui, envoyant ses sujets administrer telle ou telle lointaine partie de son empire, donnait à ceux-ci une somme d’argent pour leurs dépenses. Des frais de bouche sans notes de frais, si l’on veut. Et donc il arrivait que les nouveaux seigneurs payaient quelque local, qui pour une information, qui pour un service, et que les échanges pécuniaires étaient ainsi réglés, directement et localement, entre le pouvoir fraîchement arrivé et le peuple déjà installé.

A ce sujet, je me souviens de ce que m’avait dit un ami de sa Carélie natale. Lui habitait un petit village, où tout le monde se connaissait, et, surtout, où l’on connaissait son père. Arrêté pour excès de vitesse, le policier se rendit compte de la filiation, et proposa de lui-même d’annuler l’amende. Ce que l’ami refusa, et il paya, volontairement, en sachant qu’il aurait très bien pu passer outre. Un peu légaliste, l’ami, mais l’anecdote montre l’esprit de village qui habite parfois dans les coins reculés de Russie.

Et en parlant d’esprit de village, on peut mentionner les services rendus mutuellement, qui rentrent souvent dans cette catégorie de « travail au noir », car ils ne sont pas taxables directement, au grand dam de l’état. En Russie, c’est à peu près la norme, surtout pour les travaux d’appartement (qui n’offrent que peu souvent des garanties donc), mais aussi pour les loyers. La coutume veut qu’on s’arrange avec son propriétaire, et que celui-ci vienne, une fois par mois, récupérer les fruits de la location.
Il arrive même que, en rentrant chez lui, le locataire tombe nez à nez avec ledit propriétaire, sirotant tranquillement un café en attendant son « invité ». Mais ce genre de bizarreries a tendance à disparaître, quitte à décevoir les amateurs d’improbable, noyau dur des Russophiles de tout bord.

Il est donc difficile de classer cette catégorie comme de la corruption à proprement parler, mais on peut parler d’évasion fiscale, pour ceux qui considèrent, à la différence de nombreux Russes, que l’État a le droit de percevoir un impôt sur la location ou les services rendus à la datcha entre voisins compréhensifs.

Pots-de-vin, détournements de fonds et autres conflits d’intérêts à haut niveau, et pieds-de-nez au fisc russe, voici ce qu’on peut constater en Russie, si on tend bien l’oreille.

La seule différence significative avec la France réside dans l’existence (relative, et variable selon les régions) de la première catégorie. Ou bien dans le fait qu’en Russie, il y a des hommes de pouvoir et d’anciens politiques qui sont en prison, contrairement au pays des droits de l’homme, qui couvre bien les « bévues » de nos amis encravatés[5]
Ou encore, finalement, que la perception du phénomène de « corruption » est bien plus grande en Russie qu’en France, que les Russes seraient au final plus sensibles à la question, et plus critiques envers les conflits d’intérêts que ne le sont les Français ?

Ah, mais je ne fais que poser des hypothèses ! Très farfelues, d’ailleurs…

L’administration, la vraie cause de la corruption ?

La voilà, la vraie raison de la corruption ! La coupable ! Celle que l’on désigne, ici aussi, d’un mot français : burokratiya. Comme pour le ballet, les Français ont inventé le mot, mais les Russes ont poussé la chose à la perfection… !

Quel lien entre l’administration et la corruption ?

Voilà une question qui renseigne énormément sur celui qui la pose… Car quiconque a déjà subi les affres de la bureaucratie russe s’est surpris, au moins une fois, à penser : « ah, si seulement ça pouvait aller plus vite »… ! Les files d’attente, aussi incongrues que lentes, sont une véritable épreuve pour celui qui aurait un billet en trop. Faut-il y voir une des origines de la corruption, ou un catalyseur de celle­-ci ? La supposition est légendaire, mais elle a de quoi interroger…

En revanche, ce qui ne fait aucun doute, c’est que l’administration russe est pour le moins éreintante. Une batterie de tests avant de venir, une vérification sur place d’absence de drogues (passe encore), de syphilis et de tuberculose, même pour les plus européens d’entre nous… Sans même parler du laborieux système de résidence temporaire russe, la registratsiya, qui fit réfléchir plus d’un propriétaire à l’opportunité de louer à un étranger : à chaque passage de frontière, c’est lui qui doit se présenter aux autorités et déclarer l’hébergement dudit étranger…

Ils sont des ambulances sur lesquelles on peut, on doit, même, tirer. L’administration russe en fait partie.

Toutefois, il faut bien reconnaître que le système administratif commence à se simplifier, parfois à l’extrême suivant les cas, et notamment grâce à la numérisation. A Moscou, mais cela se développe dans d’autres grandes villes, des centres administratifs voient le jour, qui permettent à tout Russe de pouvoir vaquer à ses papiers et autres certificats dans un seul lieu, ouvert de surcroît jusqu’à tard le soir.

Pour éviter les queues, c’est une batterie de fonctionnaires qui traitent les différentes demandes des citoyens, avec un système de talon comme à la poste : automatisé, numérisé, fonctionnarisé. Si cela continue, on ne pourra même plus se plaindre de la bureaucratie, qui redeviendra un mot franco-français…

Enfin, avant que ce malheur ne nous tombe sur la tête, il faudra d’abord simplifier les procédures administratives pour les étrangers, et expliciter d’abord les réglementations en vigueur, et ce jour arrivera… quand les crevettes iront siffler sur la colline, selon l’expression russe consacrée !

Un concept peu connu en France : la Khalatnost !

Ce mot commence par un « kh » guttural, continue jusqu’à former le mot « khalat » (peignoir), et finit par « nost », comme dans Glasnost, la politique de « transparence » initiée par Gorbatchev.

Mais, me direz-vous, et à raison, quel est le lien entre un peignoir de bain et la chute de l’URSS ?

Et surtout, que recouvre ce concept de khalatnost ?

Eh bien en fait c’est très simple. Le « khalat », ou peignoir, est ainsi désigné car c’est un vêtement ample, confortable, d’intérieur. Ce qu’on met pour ne pas s’embêter, quoi.

Et la khalatnost… pourrait se traduire par un certain laisser-aller, savamment saupoudré de ce flegme russe qui fait le charme du pays. Une désinvolture cultivée avec fécondité sur cette terre pourtant aride, un pococurantisme[6] en définitive.

C’est ainsi que l’on voit fleurir, le long des poubelles publiques, les résultats de lancers de détritus malchanceux, réalisés par des Russes peu soucieux de finir les derniers mètres les séparant de l’objectif. C’est que le Russe renâcle à l’idée de s’aventurer dans un terrain aussi fétide, et on pourrait même le comprendre, s’il n’en arrivait à l’extrémité de répandre ses emballages dans un rayon d’un mètre autour de notre invention nationale, la poubelle.

La même remarque vaut pour la nature qui, bien que singulièrement prisée par nos amis de la Volga, leur semble parfois un peu trop ressembler à un terrain vague où les déchets auraient un permis de séjour…

Ce pococurantisme tout slave s’étend à tous les domaines de la vie. Ça peut être des travaux faits à l’à-peu-près, avec des normes de sécurité foulées avec plus de violence que le droit international à Belgrade en 1999, et jusqu’à la construction de certains logements, d’où le mètre bulle a visiblement dû s’absenter…

Les Russes, pourtant, ne sont pas toujours dans l’à-peu-près, et ils ont une expertise technique, quoique très ciblée, assez reconnue : on peut penser à l’armement, mais aussi à l’informatique, à l’aérospatial et en partie à l’aéronautique. Mais en ce qui concerne le Russe moyen, le système D est, depuis les années soviétiques jusqu’à la fin des années 90, resté la norme.
Alors, quelques années après un règne sans partage du « on verra, vivons avec ça déjà » dans les affaires domestiques, et malgré l’augmentation du niveau de vie et du libéralisme consumériste, surtout dans les grandes villes russes, on peut comprendre que la précision soit encore souvent perçue comme un luxe, et que l’accent soit mis sur l’expédient du moment.

Après tout, c’est aussi une force : ne dit-on pas qu’on peut réparer sa Lada par toutes conditions de pression et de température… ? Et la favorite des soldats en guérilla, l’AK-47, n’est-elle pas conçue sur le même modèle, celui du « il faudra la décrasser mais c’est simple, rapide et pas cher » ? Entre la précision à l’allemande et la rustine adhérente à l’infini, les Russes ont fait leur choix… Et on aurait peut-être fait le leur si nous avions vécu les mêmes hivers et difficultés historiques…

Enfin, cette désinvolture s’exprime dans le rapport au temps. A moins que ce ne soit le corolaire de cet espace, qui, même post-soviétique, est demeuré beaucoup trop grand pour s’adapter à une échelle humaine… Je parle bien sûr de la ponctualité des Russes, ou plutôt de son absence.
Elle n’est pas légendaire comme la brésilienne ou l’africaine (où on s’estime heureux dès qu’on arrive à honorer un rendez-vous, peu importe le temps mis pour y parvenir), mais tout de même, il faut compter quelques minutes de plus que pour un Français, et, en général, les indications de temps sont à prendre avec de larges pincettes… Des fourchettes à prendre avec des pincettes, c’est ça !

Encore ici, on sent qu’entre la précision garantie par une montre suisse et l’imprévisibilité de la steppe glacée, les Russes aient dû se résigner aux toutes puissantes circonstances…

Mais cette désinvolture domestique, favorisée par la culture du système D, s’exprime dans un autre registre, probablement plus perceptible à l’esprit français, surtout le classique…

La faute de goût, ou l’Improbable en arts appliqués

Ah, ces dômes en oignon si typiques… Ces couleurs chatoyantes, si étonnantes…

Attendez mais, c’est vraiment du vert fluo sur cette église ? Et ici, du turquoise marié avec de l’or… ? C’est vraiment fait exprès, ça ?!

Au risque de choquer certains Français, je me dois de répondre à l’affirmative à cette profonde interrogation, qui risque de saisir le touriste en vadrouille en Russie. Encore une fois, c’est ici le revers d’une vraie qualité, à savoir l’inventivité russe, et le manque de respect humain de ce peuple, qui pense naïvement qu’on ne le jugera pas, ou du moins pas trop dur…

C’est que ce n’est pas la France ! « Au pilori pour cette faute de goût » penseront certains… A raison… ? Peut-être. Mais enfin, c’est ainsi : les Russes sont des adeptes de la faute de goût, du manque d’harmonie, de la couleur criarde…

Et encore, c’est une faute de langage : pour en être adepte, il faudrait l’identifier, ce qui est loin d’être le cas.

Car pour l’habitant russe, il n’y a rien de mal à ce que son église de village, voire sa propre maison, soit bariolée comme un camion cambriolé. Ou comme sa Natacha, maquillée de la tête aux pieds (si, si, les manucures traitent les orteils aussi !), dans une explosion de couleurs qui rappellerait Picasso si la génétique russe n’était pas aussi généreuse…

Entendons-nous bien : je ne parle pas ici de musique, de pièces de théâtre, ou de littérature. Car la Russie, comme le monde l’a appris depuis deux siècles, est particulièrement bien pourvue en ces domaines artistiques.

En revanche, quand on parle couleur, ou même fromages… On se demande si la neige abondante n’a pas un effet aveuglant, et l’hiver prolongé un aspect anesthésiant… A moins que ce soit leur moyen de mettre un peu de couleur dans un environnement rendu trop souvent trop gris, en ville, au milieu de ces immeubles soviétiques qu’on appelle ici des hommilières[7].

Parfois, cela donne une touche exotique à ces grands ensembles, tantôt religieux, tantôt impériaux, en général avec une seule couleur éclatante atténuée par du blanc… Et quelquefois au contraire…

Un ami de bon aloi, n’ayant que le défaut d’être Français, vint un beau jour d’automne à Moscou. Son esprit vif et ironique eut tôt fait de remarquer de nombreuses curiosités, sans qu’elles soient toutefois toutes négatives. Entre autres, je me souviens du moment où, pénétrant dans une église, il m’interpella :

« Dis, viens te mettre ici, là… », et de me prendre par le bras pour me mettre à l’endroit indiqué.

« Tu ne remarques rien ? » continua-t-il, avant de devoir conclure lui-même, forcé par mon silence interdit :

« Regarde, les lustres ! C’est bon, tu le vois, maintenant ? »

Et en effet, à bien considérer la chose, maintenant que j’étais planté là, au milieu de l’église… Il y avait bien trente centimètres de décalage entre la ligne imaginaire qui coupait le sol en deux parties symétriques, et l’un des lustres… Ballot, et assez visible, enfin… pour un Français, visiblement (et pas n’importe lequel) !

Et d’ailleurs, en parlant de la France…

La francophilie, un complexe d’infériorité refoulé ?

N’importe quel Français en Russie, s’il en connaît un minimum la langue, sera reçu à bras ouverts par nos grands voisins.

« Ah, tu es Français ? Napoléon ! » disent-ils gaiement, sans avoir besoin de plus développer. Ou, parfois :

« Et que penses-tu du général de Gaulle ? De Koutouzov, tu connais ? », s’imaginant que nous connaissons aussi bien leur histoire que, eux, la nôtre.

Ou encore :

« Tu as déjà bu de la vodka russe ? Je vais te montrer ! »

Quand ce ne sont pas, bien sûr, les « c’est la vie » et les « je ne mange pas six jours », phrase du cinéma soviétique d’un personnage baragouinant du français…

Cela dit, on peut aussi penser que cet engouement, réel et très sentimental, pour notre beau pays, et souvent l’Europe avec, est dû ou influencé par un complexe d’infériorité très curieux, une sorte de honte de soi-même, un malaise dans l’identité russe, surtout par rapport au vieux continent. Une fascination pouvant se transmuter en rejet, d’une certaine manière, un complexe de supériorité, que l’on attribue volontiers au Redneck des steppes, se changeant avec le temps en complexe… d’infériorité !

Car le Russe est profondément attaché à la culture, à l’histoire et à la religion : en un mot, à la civilisation, et la nôtre fait envie, réfléchir, et parfois souffrir à la fois… C’est un curieux paradoxe que celui-là : le Russe, qu’il se montre profondément russophile (dans un complexe de supériorité naïf) ou indécrottablement russophobe (dans l’extrême opposé), se pense constamment par rapport à l’Europe… tout en ne cessant pas un instant de penser intégralement en Russe.

Cela donne lieu à de curieuses situations : un Russe peu cultivé, apprenant peu à peu la grandeur européenne, va passer d’un extrême à l’autre, et développer un drôle de complexe d’infériorité : il devient russophobe, rejetant avec force tout ce que son pays peut produire ou avoir produit de grand et de beau. Mais sa russophobie même est paradoxale, car elle émane d’une sensation d’avoir été floué, d’une impression confuse mais intense de la grandeur russe, ou plutôt, de ce que la Russie devrait rayonner comme gloire.

Il se trouve ainsi que les pires Russophobes sont les déçus de la grande Russie, ceux qui fustigent sa corruption tout en imaginant, tout aussi naïvement que le redneck susnommé, que la Russie ne peut avoir qu’une place de choix dans le monde, si possible la première. Ce complexe d’infériorité, qui rend certains Russes si négatifs, et si âpres à juger leur propre patrie, s’explique par un sentiment d’humiliation, de potentiel non exploité de leur pays… C’est un orgueil, non positif comme le russophile primaire et naïf, mais négatif, un véritable trou noir qui ne pourra plus avoir de mots trop durs envers son ancienne chimère, celle d’une Russie toute puissante.

Ces Russophobes ne sont pas si nombreux, on les trouve plutôt dans les grandes villes, et dans la nouvelle génération : ce sont ceux qui manquent de l’expérience cruelle des années 90, qui fait relativiser bien des choses dans l’actuelle Russie, et ouvre les yeux sur la tendance générale du pays, qui n’est pas si apocalyptique qu’ils peuvent le penser.

Ce sont aussi des gens qui n’ont pas voyagé, ou du moins pas encore : aveuglés par leur désillusion, plus binaires encore que les patriotes idéalistes, ces cyniques ne peuvent pas imaginer une seule seconde que l’Occident ne soit pas le havre de leurs fantasmes, voire que la Russie puisse comporter des avantages considérables qui la distinguerait de l’Europe. A un tel point que la discussion, pourtant si facile et profonde avec les Russes, peuple très curieux, en est rendue pénible : impossible de les convaincre !

Et même en leur présentant mille Européens russophiles et vivant en Russie le sourire aux lèvres, ils ne pourront se résigner à ce que la Russie, noircie par la brume de leur cynisme sans limites, puisse attirer les représentants mêmes de cette caste bénie que doit constituer l’Occident. Cet effort d’imagination est insoutenable aux russophobes, malgré l’enthousiasme de ces Européens russophiles, qui doivent forcément souffrir d’un biais immense…
Les russophobes invétérés savent mieux ce qu’il en est, même s’ils n’ont jamais mis le pied en Europe, sauf peut-être à Chypre, quelques semaines d’été (preuve, puisqu’ils peuvent voyager dans ce paradis terrestre, qu’ils ne sont pas tant à plaindre que ça)…

Voilà un aspect qui, s’il ne touche, heureusement, pas toute la population, n’en demeure pas moins une source d’irritation pour qui aime la Russie et veut son bien… Car l’idéaliste déçu qu’on appelle cynique trouve en lui une formidable capacité de dénigrement, de négativité, voire de haine, qui ne faiblit ni dans le temps ni en intensité…

La seule solution, et tout le bien qu’on peut souhaiter à ces incorrigibles insatisfaits, c’est d’aller se casser les dents en Occident, et de constater, de leurs yeux qui, eux, ne mentiront pas, que le pays idéal n’existe pas, et qu’on se trompe toujours en s’imaginant un paradis sur terre. Il s’agit du seul moyen, malheureux mais efficace, que je connais pour opérer cette désillusion si nécessaire.
Qui sait, peut-être que le Russophobe, de russophile qu’il était, retrouvera à travers cette épreuve l’amour, moins naïf et idéalisé, mais bien réel, de sa patrie natale ?

Le divorce et ses nombreuses causes…

Nous voici arrivés au dernier défaut du peuple russe, un problème non résolu mais de taille… La liste n’est bien sûr pas exhaustive, mais il me semble qu’il s’agit là du problème de la psychologie russe parmi les plus handicapants et les plus structurels de la population…

Je veux parler du taux de divorce, pour en examiner toutes les causes, des plus évidentes aux plus fondamentales. Cela nous mènera, à mon sens, à la pierre d’achoppement de toutes ces causes, l’enjeu le plus épineux de cette psychologie nationale… Que je dévoilerai, bien sûr, au terme des considérations sur ce péril du divorce russe…

Quand on parle du divorce, d’un point de vue sociologique surtout, on ne peut ignorer l’histoire des lois du pays. En l’occurrence, le divorce en Russie a été rendu possible en 1917, au lendemain de la fameuse révolution d’Octobre. Les Bolchéviques avaient en effet une folle envie de dissoudre les liens sacrés du mariage, et… le mariage avec, si possible !

Il y eut par la suite des limitations du divorce pour raisons démographiques (et nationales, sous Staline principalement), mais le principe ne fut jamais remis en cause. En particulier, pendant les noires années 90, la situation économique et sociale du pays amena une libéralisation des échanges, mais aussi en partie des mœurs. On touche peut-être du doigt, pendant cette période, à l’origine des clichés sur la famille russe : un père alcoolique et bon à rien, et une mère soucieuse de son bien-être matériel, jusqu’à ne considérer que celui-ci… Autres temps, autres mœurs, mais peu sont les Russes qui regrettent cette période difficile et propice aux divorces.

Impossible aussi de ne pas toucher un mot de la difficulté de divorcer en Russie : contrairement à ce que laisserait penser la mainmise de la bureaucratie sur ce doux pays, il est étonnamment aisé de divorcer, et cela contribue à maximiser les statistiques…

Sociologiquement, il faut remarquer une chose évidente ici, mais assez surprenante pour les Français : en Russie, on se marie tôt. Très tôt, au tout début de la vingtaine. Trop tôt… pour beaucoup de jeunes couples qui finissent par se brouiller quelques années plus tard, une fois passée la chimie de la passion. Et il est malheureusement vrai que les hommes russes sont assez peu élégants et attentifs, et que les filles aiment plaire, à s’en maquiller pour aller au MacDo[8].
Et ce, dans un contexte de compétition intra-féminine favorisée par un ratio homme/femme assez inférieur à 1. Dans un univers où toutes sont pomponnées, il est plus facile au Russe de voir se perdre son regard, ce qui ne manque pas de provoquer la foudre de la demoiselle qui elle aussi cherche à plaire. Ce sont des mécanismes globaux, mais comme en Russie « un homme, c’est un homme, et une femme, c’est une femme », la polarité Homme/Femme s’en voit d’autant plus marquée.

Mais c’est peut-être psychologiquement que le phénomène du divorce russe prend une singulière couleur. On a, en parlant aux unes et aux autres, l’impression que le physique joue, pour ces messieurs mais aussi ces demoiselles, un rôle tout particulier.
Certains vont même miser l’entièreté de leur relation sur cette alchimie physique, qui, selon l’adage, ne dure que trois ans au plus. Peut-être y verra-t-on une forme de matérialisme, mais ce serait ne voir qu’une partie du problème. Car si le corps est important, l’âme, l’âme russe, est rongée par un autre mal, moins répandu chez nous, mais illustré (et souvent combattu) depuis des siècles par les romanciers russes : le romantisme !

Le romantisme russe, c’est cette idée puérile de l’âme sœur, cette espèce de mythologie d’une rencontre entre une Déesse et un Dieu, tous deux mus par le destin, qui doivent nécessairement s’aimer dans une pure spontanéité, sans qu’on sache à vrai dire le but, ni le principe, de leur amour. Ce mot est peut-être aussi galvaudé qu’en France, qui sait… ?

En tout cas, dans ce pays où les superstitions sont encore vivaces, celle du romantisme victorieux est bien ancrée dans l’inconscient collectif. Beaucoup, par le fait même de leurs émotions, de leurs papillons dans le ventre, justifient ainsi leur amour, en se donnant, folle illusion, tous les gages de l’éternité… Éternité qui finit souvent, justement, en divorce, pas toujours dans le sang et les larmes, mais enfin…

Tout se passe, chez ces trop nombreux couples russes, comme si les émotions devaient avoir la prééminence en toute chose, sur la volonté d’abord, mais aussi sur la raison. A vrai dire, ont-ils seulement conscience de l’existence de ces deux derniers ? Et, plus encore, de l’anarchie interne que sous-tend leur conception romantique de l’amour ?

Tout se passe comme si, naïfs, ils regardaient couler le long fleuve de leur vie, se réjouissant d’avoir trouvé, dans leur fameuse âme sœur, un confluent devant les amener, nécessairement et sans effort de leur part, à bon port…

Comme si personne ne leur avait inculqué le goût du sacrifice, de l’effort méritoire, et donné une conception claire et raisonnable de l’amour, où, sans exclure les émotions, la volonté et la raison auraient a minima un droit de véto…

Comme si, enfin, ils manquaient de repères, et, c’est là mon dernier point, de pères…

Et de fait, pour toute traditionnelle qu’elle semble être, et qu’elle est à bien des égards, la société russe manque cruellement de pères, de vrais.
De ce genre d’hommes vertueux, qui par la force de leur exemple et de leurs patients enseignements, délivreraient les générations futures de cruelles désillusions amoureuses.
Qui éduqueraient, non seulement le cœur, mais aussi la volonté et la raison de leurs fils, afin que ceux-ci deviennent, eux-aussi, des exemples de vertus.
Qui mettraient en garde leurs filles contre le désir de trop plaire et de plaire à tous indifféremment, qui enfin permettraient aux uns et aux unes de mieux comprendre l’institution du mariage et la beauté qu’elle représente, au-delà de l’esthétique des photos en costume et en robe de mariée…

Voilà, à mon sens, le principal péril qui guette le peuple russe, et qui déjà fait beaucoup de mal. Beaucoup de divorces, de remariés, d’enfants laissés pour compte, de filles sans repères et de gars sans vrais modèles masculins, ou l’inverse…

Certes, et c’est maintenant inscrit dans la constitution, le mariage restera en Russie l’union d’un homme et d’une femme, deux notions bien distinctes dans l’esprit instinctivement conservateur du peuple russe.

Mais, dans une société manquant de pères dignes de ce nom, de quels hommes et de quelles femmes seront faits les futurs foyers, et donc l’avenir de la Russie ? Et quelles seront les conséquences pour les générations à naître, et donc pour le pays tout entier ?

Il est grand temps que la Russie, tout en remettant sur son piédestal la famille, redore l’image du père de famille, son chef légitime.

Mais aussi, et surtout, que les pères Russes d’aujourd’hui tendent vers cet idéal de paternité vertueuse, seule capable de faire émerger demain les hommes dont le pays n’a que trop besoin.

Cyrano F. Glinka

[1] Je me suis arrêté à sept points précis, ceux qui me semblent les plus évidents ou les plus préoccupants. Mais le réel étant difficilement épuisable, on pourra à l’occasion compléter la liste, moins avec les défauts (moraux) des Russes qu’avec ce qui peut leur manquer sans sous-entendre nécessairement leur culpabilité…

[2] https://lenta.ru/news/2018/01/11/reklamavodki/ (Répondant à un certain Sergeï Agafonov, défendant la « fierté nationale » que constituerait la vodka, le président de la Fédération avait répondu : « Quelle fierté ? Ça n’est pas une culture, plutôt une sous-culture ». Le ton est donné !

[3] Enfin, historiquement… Maintenant, on la produit plutôt avec des céréales, les tubercules ne comptant que pour 5% de la production de vodka…

[4] En gros, on est, selon les classements, entre 150 et 190 litres par personne et par an. Or, il n’y a que 365 jours par an, le calcul est vite fait…

[5] A moins bien sûr qu’il n’existe aucun député, ministre ou maire corrompu en France, ce qui est une autre hypothèse hautement probable, et pourrait expliquer le mépris de la France à l’égard de ce paradis de la corruption qu’est le monde russe…

[6] L’équivalent, mais prononçable en présence de ses parents, du jemenfoutisme bien connu…

[7] Mot-valise, traduit en français, qui reprend l’idée de la fourmilière en substituant à l’insecte éponyme le pauvre homo sovieticus réduit à bien peu d’espace… Même si, à vrai dire, ces hommilières sont souvent livrées avec leur cour intérieure, plus verte, et un terrain de jeux pour enfants. Enfin, ça reste des Plattenbau peu alléchants…

[8] Pardon, au « Vkusno i Tochka », l’enseigne étant devenue russe.

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