Kreschenie 2023

Pour certains, c’est une antique tradition.

Pour d’autres, un moyen de commencer l’année de manière vigoureuse.

Enfin, d’aucuns la décrivent comme une expérience mystique, associée, bien sûr, à des croyances populaires bien enracinées…

Ce mercredi 18 janvier, je plongeai, moi aussi, dans l’eau fraîche. Quelques degrés au-dessus de zéro, c’est bien plus qu’il n’en faut !

D’autant que cette température était légèrement supérieure à celle de l’atmosphère, où le vent terrorisait les cornus et râpait nos peaux nues.

A l’occasion de cette deuxième Théophanie (Kreschenie en russe), j’ai observé quelques curiosités qui pourraient intéresser le lecteur.

Tout d’abord, la relative popularité de cette pratique. Même dans un petit étang en dehors de Moscou, on trouvait quelques dizaines de gaillards, se relevant les uns les autres en continu, dans la tente montée pour l’occasion. Nous avons plongé vers 21h, alors que la masse des Russes est coutumière d’une Théophanie un peu plus tardive, vers 23h.

Des gaillards de tout âge, dont des enfants, parfois de quelques années seulement… Quelques filles aussi, même si l’aspect « épreuve » avait visiblement rebuté quelques épouses…

Une célébration de l’identité russe ?

Difficile de s’imaginer semblable pratique en France ! Mais, à vrai dire, pourquoi ? Est-ce que l’idée de plonger dans l’eau, pour l’Épiphanie, à la suite du Christ, est exclusivement russe ? Ou bien, peut-être que les Occidentaux, en considérant la chose, l’ont rejetée ?

Sans avoir de réponse toute faite, on peut s’appuyer sur certains éléments…

Tout d’abord, la pratique de la religion, en Russie, est très identitaire. On est russe, donc on est orthodoxe. Peu importe, d’ailleurs, si on croit vraiment en Dieu, ou en une force supérieure, ou, même, si on a une idée bien claire de la Trinité, concept pourtant central dans la théologie chrétienne[1]. Ainsi, l’orthodoxie, c’est l’identité russe, qui s’accompagne de quelques pratiques, comme la Théophanie ou la messe de Noël ou de Pâques, expressions de foi qui ne semblent pourtant pas nécessaires à la grande majorité desdits orthodoxes.

La foi orthodoxe, plus mystique que doctrinale…

Un deuxième aspect, qui prolonge le premier, c’est celui de la part du mystique dans la foi russe (la « foi orthodoxe »). Dans un monde où les concepts ne sont pas forcément ni connus, ni compris, ni donc assimilés, et où l’identité tient lieu de rigueur doctrinale, la théologie n’est pas toujours définie… Comment donc retrouver ce lien avec Dieu, si l’orthodoxe moyen ne peut même pas se faire une idée claire de Dieu (idée claire ne signifiant pas qu’on puisse Le comprendre !) ?

Eh bien, ce sera le rôle de l’expérience mystique. La rencontre personnelle avec Dieu ! Tel signe, qu’on croira venir directement de Dieu, symbolisme qu’on désigne comme « fataliste », mais qui est connaturel à l’âme russe… Tel évènement, à interpréter selon le cœur du croyant. Et puis, comprenez-le, il fut tellement touché dans sa sensibilité… Ça ne peut pas être faux, ça doit venir de Dieu !

Et dans cette supériorité accordée à l’expérience religieuse sur la doctrine, on trouve notamment de grands moments de réjouissances populaires, des expressions de la foi du charbonnier, d’une piété à l’italienne qui fait grand cas des icônes, marottes désignées de la sensibilité identitaire de nos braves Russes[2].

On comprend ainsi mieux l’appétence de nos Russes pour ce qu’on appellerait, chez nous, des superstitions. Pour eux, c’est souvent une affaire très sérieuse ! Se serrer la main au travers du seuil d’une porte, siffler à l’intérieur, parler d’un vœu… Tout cela est condamnable, condamné, et passe sous le coup de l’impitoyable loi des superstitions. Une sorte de « haram« , mais à la russe, un interdit si fort qu’il en pénètre l’âme de la plupart des Russes…

Et si l’on associe, à des gestes si anodins, des effets aussi effroyables, faut-il s’étonner des effets supposés de notre Théophanie ?

Y participer conférerait l’immunité, impossible de tomber malade ce jour-là ! L’eau aurait des pouvoirs particuliers, de guérison selon certains, et, pour d’autre, remettrait les péchés ! Alors, s’il suffit d’aller goûter à l’eau froide de janvier pour être propre devant le bon Dieu… On comprend que la plongée soit aussi tentante !

Mais il y a peut-être un autre aspect, religieux celui-ci, qui pourrait expliquer l’attrait mystérieux de cette pratique peu intuitive…

De la mystique à l’ascèse, il n’y a qu’un plongeon…

L’Église russe, héritière de l’empire romain d’Orient, a conservée d’elle un certain amour des pratiques mystiques, et notamment ascétiques. Les querelles byzantines ont eu, sur la conscience populaire, qu’un impact réduit. En revanche, il suffit de parler de moines, de pénitence, de jeûnes à un Russe pour le voir admirer silencieusement l’auteur de tant de privations…

« Vraiment, il doit être bien saint, celui qui peut se passer de tout ça pour Dieu ! » pense-t-il secrètement.

Et, de fait, la Russie possède une antique tradition de ces mystiques qui, par esprit religieux, décidaient de transgresser les normes sociales de leur époque dans leur recherche du divin. Les fols-en-Christ, tel était leur nom. Ces ascètes de l’extrême jouissaient pourtant d’une certaine admiration parmi le peuple, car ils osaient sacrifier leur réputation pour le Dieu trinitaire…

Et je pense qu’il subsiste dans l’esprit russe, même moderne, cette fascination pour l’ascétisme, la pénitence imposée et parfois spectaculaire, que l’on retrouve dans cette confession aqueuse qu’est la Théophanie. Car enfin, il s’agit d’une rude épreuve, et si généralement tout se passe bien, l’organisme est mis à rude épreuve, et les autorités civiles se sentent responsables d’encadrer cette pratique. D’ailleurs, si la célébration de la Théophanie est approuvée par l’Église orthodoxe russe, elle ne se porte pas garante de tout ce qu’on en dit…

La Théophanie, rite populaire ou cérémonie religieuse ?

En premier lieu, selon le droit canon orthodoxe, le fait de se baigner à Kreschenie n’efface pas les péchés… Au grand dam de nombreux Russes, l’eau récupérée le 19 Janvier n’a pas les propriétés sacramentelles qu’on lui confère si facilement… !

D’autre part, si l’Église encadre cette tradition culturelle, en bénissant comme à son habitude l’eau en souvenir du baptême du Christ, elle n’oblige aucun croyant à se baigner, indiquant qu’il s’agit là d’une pratique « populaire, et non religieuse ».

Enfin, il semblerait que la pratique actuelle du plongeon dans l’eau gelée, si elle ne date pas d’hier, ait surtout gagnée en popularité depuis les années 90… Peut-être est-ce la raison pour laquelle certains membres du clergé orthodoxe avaient décidé, dans les années 2010, d’élever leur voix contre une pratique qu’ils jugeaient dangereuse et confinant à la superstition…[3] Même si depuis quelques années, le patriarche actuel semble voir d’un bon œil le gain de popularité de ces bains gelés. Une pratique populaire associée à une fête religieuse, après tout, n’est-ce pas déjà une pratique religieuse ?

« Dis, toi, quand tu l’as fait, tu as senti quelque chose ?

– Oui, bien sûr…

– Non mais, quelque chose de religieux… Tu as pensé à quelque chose en particulier en le faisant ?

– Difficile à définir, mais oui, c’est un renouveau, un souvenir du baptême du Christ, une rémission des péchés symbolique…

– Curieux… Pas senti grand-chose, pour tout te dire. Mais l’épreuve était là, et on se sent bien après coup ! »

Voilà une pratique qui continuera certainement de susciter quelques questions, de fasciner et d’entraîner à elle la petite communauté des Français de Russie, ou, du moins, les plus russophiles d’entre eux…

Quoi qu’il en soit de la réalité de cette pratique, ancestrale ou récente, populaire ou religieuse, une chose ne fait pas de doute… Il est bien curieux de se dire qu’à quelques centaines de kilomètres de notre vieille France, on trouve des voisins prêts à célébrer cette fête en se plongeant trois fois la tête dans de l’eau gelée… Surtout quand on connaît les températures en Sibérie, qui peuvent avoisiner les -40° à ce moment de janvier !

La Russie, ce pays si improbable, qui n’a pas fini de nous surprendre…

Les Russes, nos voisins un peu fous en Christ, mais si attachants… !

Cyrano F. Glinka, en la fête de la Théophanie (18/19 Janvier 2023)


[1] J’ai en effet pu discuter avec un jeune Russe, patriote, qui m’affirmait sans sourciller que le Christ était le fils de Dieu, et donc n’était pas Dieu lui-même. Et il en était persuadé, tout en affirmant son orthodoxie..

[2] Si la question de la doctrine est, pour ainsi dire, laissée aux théologiens, alors le discernement entre ce qui vient de Dieu et ce qui pourrait venir du démon (une tentation) est pour ainsi dire une distinction absurde, là où le cœur et ses expressions ont le dernier mot… Les Russes ont du cœur, certes, et les Français, têtes à la nuque raide, peuvent prendre exemple, mais on vit bien mieux avec une tête et un cœur qu’avec seulement l’un des deux…

[3] Dont cet ancien vicaire du patriarcat, dans cette tribune vigoureuse : http://www.pravoslavie.ru/44207.html (L’article est en russe, bien entendu)

1 réflexion sur “Kreschenie 2023”

  1. Petit chaperon rouge

    Si le mystique a une telle importance chez les Russes, peut-on qualifier leur foi de sentimentalisme religieux ?

    Si c’était le cas, cette foi ne pourrait être que vacillante, or d’un point de vue extérieur, la pratique et la conviction des orthodoxes semble bien solide. Cette solidité serait-elle seulement une apparence ou une idée reçue ?

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