Ah, ces fameux Hooligans Russes…!

C’est qu’on en rencontre, des drôles de gens dans le train…

Aucun Français n’a été blessé lors de cette aventure.

Les Hooligans de Platskart[1]

Un voyage sans encombre… Ou presque…

Notre histoire se déroule dans un train de nuit, en troisième classe, aussi appelé « platskart ». Dans ce genre de wagon, point de séparation, mais uniquement un long couloir, qui permet d’observer à son gré le peuple russe. L’immersion est complète, car dans ces voyages qui durent parfois des jours entiers, l’exiguïté du wagon force souvent à faire connaissance avec ses voisins… Les sympathiques, les silencieux, les ronfleurs, les criards, sans oublier, bien sûr, ceux qui jugent bon de mettre leur musique à fond, et qui, la nuit, rivalisent avec les ronflants dans cette bataille sonore.

Pourtant, cette fois, nous fûmes réveillés par un bruit moins habituel encore …

« Mais, qui crie comme ça ?

– On dirait que ça vient de l’entre-wagon… »

Les éclats de voix alternaient, on semblait distinguer deux voix d’hommes… À en juger par la proportion de gros mots de leur bruyant dialogue, ils ne devaient pas s’apprécier énormément…

Ils continuèrent leur vacarme à un tel point que certains de nos Russes tournèrent la tête. Piquer la curiosité d’un Russe, malgré sa propension à tout relativiser avec tranquillité, il fallait le faire ! Mais personne ne se décida à ouvrir, tandis que les voix reprenaient de plus belle…

Puis le train s’arrêta. Yaroslavl, au temps d’arrêt important, une bonne demi-heure.

Quelques instants après l’arrivée en gare, les cris prirent fin. On avait dû les inviter à partir. Enfin, manu militari, comme ça se fait en Russie pour de tels fauteurs de trouble.

Quoique, avaient-ils vraiment causé du trouble, ces deux-là ?

Il fallait en avoir le cœur net.

Alors je décidai à suivre les fumeurs invétérés, ceux qui profitent du moindre arrêt pour se livrer aux impératifs de la cigarette.

Et là, sur le palier… Du sang.

Et pas qu’un peu, d’ailleurs !

Ah, et puis là aussi, en bas de la paroi, à droite ! Et… à gauche, aussi ! Ah, ils s’en étaient donné à cœur joie…!

Je passai rapidement, rejoignis le quai, et tombai sur un uniforme. Un policier se tenait là, planté, sans mot dire. Respectant son silence, je suivis son regard.

Et là, deux silhouettes humaines qui se chicoraient allègrement. Pire que des chiffonniers !

Et en parlant de chiffon, on aurait dit que l’une des brutes en tenait un. Probablement pour éponger le sang qui devait couler de sa tête… Ah, ça, triste spectacle !

Je détournai ma tête du ring fictif, délimité par les policiers qui surveillaient les voyous… Bon, il était temps de rentrer tranquillement, il n’y avait plus rien à voir ici…

Il y a ceux qui s’écharpent et ceux en écharpes

Pourtant, à ma droite, une file d’hommes se pressait, arrivant au compte-gouttes jusqu’au palier.

« C’est ce wagon là, mais y a pas de contrôleur ! » dit l’un d’eux, en remettant en place son écharpe.

« Pas grave, si c’est notre place, il faut entrer ! »

Et la file de bonshommes de s’engager dans le couloir, en faisant grand bruit… Leurs écharpes, rouge et bleu, semblaient trahir leur condition de supporters. Mais nous étions à Yaroslavl, à trois cent kilomètres de Moscou : quelle équipe, quel sport, quel match ?

Je regagnai ma place, en essayant de discerner le motif des écharpes qui pourrait me renseigner davantage. Peu après moi, trois gars s’assirent à côté de moi, enjoués et rigolards. Et, visiblement, pas tout à fait sobres…

« Sacha, tu prendras bien une bière ? fit l’un d’entre eux à son voisin.

– Bien sûr, envoie ! »

Puis ce propagandiste du houblon me regarda, et me dit, le plus naturellement du monde :

« Salut, moi c’est Sergeï (me tendant la main). Et toi, tu en prendras une ? »

Il n’en fallait pas beaucoup plus pour me convaincre… Le sommeil m’avait délaissé, et voilà qu’on me proposait, dans l’improbabilité (et l’illégalité) la plus complète, la binouze de troisième mi-temps… !

Et c’est ainsi, la bouteille à la main, que nous fîmes connaissance. Sacha, à la corpulence imposante, était policier… Bon à savoir ! Et Sergeï, au visage triangulaire, Sergeï dont la peau rosée tranchait avec ses yeux bleu ciel, travaillait dans une grande compagnie d’eau. On était en présence du Russe moyen, travailleur, sympathique et amateur de sport, le gilet jaune d’un pays aux grèves inexistantes.

Bien sûr, ils apprirent que j’étais Français, et j’eus droit aux traditionnelles questions… Pourquoi avoir décidé de visiter le plus grand pays du monde, si j’étudiais encore, ce que je pensais de la Russie, et ce que les Français en savaient… Et, malgré la situation politique, et leur défiance inexplicable vis-à-vis de notre cher président, on sentait en eux un profond respect pour le pays que je représentais à leurs yeux. Sans aucune animosité, mais avec une curiosité empreinte parfois de certaines interrogations… Comment diantre les Français, qui ne sont pas non plus de mauvais bougres, laissent faire tout ça… ? Pourquoi ne pas remettre l’amitié franco-russe au goût du jour, et pourquoi, au final, obéir au doigt et à l’œil de l’oncle Sam, quand on peut faire affaire avec l’oncle Vlad… ?

De mon côté, je demandais ce qui continuait à m’intéresser :

« Et cette écharpe, c’est celle de quelle équipe ?

– Ah, c’est Tsé-Ess-Ka ! L’équipe de Moscou, la meilleure !

– Et vous êtes venus jusqu’à Yaroslavl pour les voir ?

– Bien sûr, ce n’est pas très loin ![2]

– Et c’était un match de quoi exactement… De football ?

– Non, de hockey… Je ne sais pas si tu sais, mais dernièrement ils ont mis en place un système de contrôle pour le football… Impossible d’assister à un match sans avoir un passeport numérique, le passeport du supporter…

– Un passeport numérique, avec toutes ses données dedans, c’est ça ? Et on sait qui y a accès ?

– Mais non justement ! Alors on s’est dit, c’est n’importe quoi, on arrête d’y aller ! On boycotte, et depuis, on ne va plus qu’aux matchs de hockey ! »

Bel instinct de protection de la vie privée[3]… J’appréciais sa détermination, car enfin, ne plus aller voir de matchs de football pour un supporter invétéré…
Visiblement, ils avaient les mêmes problématiques de vie privée et de données numériques ici, mais la solution du boycott était celle qui se rapprochait le plus de la mentalité russe. En tout cas, les trois supporters étaient catégoriques sur la question, et tenaient la même position libertaire.

Nous continuions à discuter, tandis que passait, sur le dos, le corps d’un Russe emmené par deux policiers… Ils ne dirent rien sur notre consommation clandestine d’alcool, trop occupés par leur lourd fardeau.

« Tiens, mais ce gars-là, c’est pas celui qui s’était allongé au fond du wagon, en plein milieu ?

– Si, je crois bien…

– Il avait l’air bien torché le bougre…

– Ouais, c’est pour ça qu’on a dû l’emmener… »

C’est qu’il y avait de la circulation, dans ce wagon ! Et pas que pour sortir, car nous étions encore à l’arrêt, et les supporters continuaient à s’entasser dans le platskart… Plus ou moins silencieusement, quoique… De lourdes bottes se faisaient entendre… Elles s’approchaient, comme pour nous rejoindre…

Les trois mousquetaires russes et leur d’Artagnan

Un grand gars, chauve et costaud, se baissa vers moi :

« Dis, la cinquième place, elle est où ?

– Ici même !

– C’est bien ce que je croyais… »

Il balança son sac quelque part, s’assit avec nous, et commença à discuter avec les autres. L’amplitude sonore prit, grâce à lui seul, quelques décibels… C’est qu’il ne chuchotait pas, non : il se sentait comme chez lui !

« Tu sais que tu es avec un Français, là ? lui lança Sergeï.

– Non, c’est pas vrai… Si ?! (Puis, se tournant vers moi) Gricha, enchanté ! »

 Gricha portait un beau t-shirt noir, aux inscriptions slaves… Quelque chose comme « Nous sommes Russes et Dieu est avec nous ! ». Un caractère, décidément… !

Décontracté comme un Depardieu, désormais une bière à la main, il nous posait des questions, et nous racontait sa Russie.

Il ne connaissait pas les autres, mais on aurait dit qu’ils avaient tous les quatre gardé les cochons à la datcha… Voilà qui arrive souvent en Russie, cette ambiance étonnamment familière, qui devient, en un rien de temps, familiale !

Puis le train partit, sans faire taire nos voisins qui parlaient de plus belle…

La contrôleuse passa, demanda les passeports pour les vérifier. Sacha fit un geste de sa main droite, montrant quelque chose… Aussitôt, Gricha s’exclama, hilare :

« Ahahah, tu zigues comme ça, toi ? »

Notre chauve préféré croyait avoir assisté à un salut hitlérien, ce qui le mit de meilleure humeur ! Il poursuivit sur le même thème, déclarant son nationalisme, et nous exposant une théorie peu orthodoxe de la Russie :

« Non mais, pour que vous compreniez… La Russie c’est un pays de Russes. Des Slaves, blancs ! Alors oui, y a d’autres races, mais bon, c’sont là des invités, surtout ceux d’Asie centrale… D’ailleurs, y en a qui gagnent plus que moi à faire le même boulot, et beaucoup sont illégaux, et ça !… Ça, c’est un scandale !…
Enfin, je disais… J’ai un ami tatar… Un très bon copain. Bon, musulman, tatar… Mais un des nôtres quoi, un mec super ! Mais quand même, un tatar… Et ça m’énerve, il mériterait d’être un bon Slave comme nous !…
Je lui ai même dit une fois : ‘tu sais, t’es un gars de chez nous, et je t’aime beaucoup, mais tu n’seras jamais un Russe, tu resteras toujours un Tatar… !’.
Et le pire, c’est qu’c’est vrai, c’est un des nôtres, mais un Tatar… »

Bizarrement, Gricha avait l’air assez ému. Sa théorie implacable des races aurait-elle été émoussée par le sentiment de la fraternité humaine, si courant chez les Russes, et qui ne peut qu’arrondir les angles… ?

« Enfin, un Tatar(soupir) Mais un des nôtres… Mais un Tatar quand même, quoi ! »

Et comme il faisait grand bruit, Sergeï l’invita à se calmer. Puis, comprenant que Gricha pouvait continuer à nous parler toute la nuit, il le convainquit de nous laisser aller dormir…
Nous rejoignîmes nos couchettes, mais, d’en haut, le spectacle continuait, et pas des moindres !

Il s’avéra donc que notre trio moscovite, ne s’entendant pas parler, tirait autant sur les bières que sur la corde des passagers… Ceux-ci, Russes, n’étaient pas du genre à se plaindre, mais… bientôt apparut le chef de wagon !

Ah, ce n’était plus la contrôleuse, qui s’était tue face aux blagues irrémédiables de l’imposant Gricha, mais le chef de wagon… Autrement dit, le dernier avertissement avant le chef de train, lui-même préfigurant les policiers, à la patience déjà éprouvée par les hurluberlus d’Iaroslavl… Il ne fallait pas être un génie pour comprendre que le nouveau venu n’aurait pas que des mots tendres pour nos voisins russes…

« Non mais vous vous rendez compte, là ? Tout le monde dort, et vous, vous criez, on vous entend dans tout le wagon !? Vous trouvez ça normal… ? En plus, qu’est-ce que c’est que ça ? Vous buvez de l’alcool ?! Vous ne savez pas que c’est interdit ?!
Alors calmez-vous rapidement, sinon ça va mal se passer… »

La remontrance, aux allures de menaces paternelles, semblait faire son effet… Quelques timides « oui, oui » furent entendus, Sergei et Sacha firent mine d’aller se coucher, tandis que Gricha…

Gricha, lui, continuait à se marrer, de toutes les forces que pouvaient supporter ses épaisses côtes.

« Non mais Gricha, en vrai, fais gaffe hein… lui chuchotais-je une fois l’agent de l’ordre passé.

– T’inquiète pas, tout est sous contrôle mon gars ! »

Il était tout bonnement hilare, comme un gamin pris la main dans le sac, mais qui ne pouvait pas s’empêcher de se dire : « Ah, quand même, ça valait le coup ! ».

Et, de fait, dès qu’il put, il recommença, comme si de rien n’était… !

Mais cette fois, la réponse se fit encore plus immédiate.

Il fallait voir le visage du chef de wagon, à peine éclairé par la lampe du couloir, et dont les traits slaves (a priori tranquilles, donc) commençaient pourtant à perdre patience… Une troisième fois, et il fulminerait, certain !

Après un soupir remarqué, il gronda :

« Je crois que je ne me suis pas fait comprendre… Je vous ai dit d’aller au lit y a cinq minutes, et z’êtes toujours là… Allez j’ter vos bières, maintenant ! Et regagnez vos places, je ne plaisante pas ! »

Le ton impérial donné à la requête la rendait encore plus péremptoire. Cette fois, il fallait obtempérer, et vite !

Enfin… Vite…

Je regardai Gricha… Non, pas possible… A peine le trouble-fête avait-il tourné les talons, que le Slave solide se remettait à s’esclaffer… Pourtant, s’il continuait, le verdict était connu d’avance…

Je lui répétai qu’il valait mieux pour lui se calmer, avec un ton peut-être encore trop empreint de politesse française… Après tout, c’était pour lui, j’avais fini ma bière cinq minutes avant l’incident, je n’aurais pas été inquiété ! Mais enfin, le ton calme et posé, ça n’est pas pour tout le monde… Et encore moins pour lui !

« Bon, nous on y va, lui dit Sergeï. Là, ils vont vraiment revenir, donc couche-toi pour de bon ! Allez, bonne nuit ! » lança la voix de la raison à notre boute-en-train nocturne…

Et bizarrement, il acquiesça ! Pas d’acte III dans la pièce des trois tapageurs face à la casquette de l’ordre établi, mais de quoi dormir quelques heures jusqu’à Moscou…

Le lendemain matin, si on peut parler de matin à cinq heures en hiver, il ne se passa pas grand-chose. Hormis deux faits croustillants.

Le premier, c’est que Gricha fut réveillé alors que nous parlions de Kazan. Ce mot résonna dans ses oreilles avec une telle fulgurance qu’il se mit à répondre, avec force :

« Kazan ?! C’est la patrie des Tatars ! », comme si un cauchemar tatar l’avait extirpé de son sommeil… Quel sujet de prédilection, quelle constance dans la marotte ! Il n’était pas seulement intéressé, mais vraiment animé, possédé quasiment ! S’il suffisait de parler de son thème préféré pour le réveiller en sursaut… !

Le second souvenir se déroula sur le quai, aux portes symboliques de la capitale qui nous accueillait à nouveau. Nous avions retrouvé, comme nous attendant, Sacha, le policier joufflu de la veille. Il tint à me donner son numéro, « au cas où… car on ne sait jamais ! » comme il dit, ainsi qu’un petit souvenir de la ville de Nijni Novgorod, comme un lointain hommage de la Russie de la Volga, que, cet hiver-là, nous n’avions pas visité… !

Recrus par la dure nuit, mais amusés par l’improbable, nous revînmes à Moscou heureux, en sachant qu’ici, les aventures étaient moins fréquentes et moins folles… Enfin… !

Pour peu qu’on s’éloigne de la capitale, c’est fou ce qu’il peut se passer en Russie !

Cyrano F. Glinka


[1] Troisième classe des trains russes, la plus économique, sans aucune séparation entre les voyageurs d’un même wagon : ici, on peut voir passer du monde… Et en entendre !

[2] Probablement une des drôles de phrases que j’ai le plus entendu en Russie… « Ça n’est pas loin », en parlant, de préférence, d’un lieu-dit situé à trois ou quatre heures en voiture de là…

[3] D’autant plus que vie privée, en russe, se dit « privatnost ». Ou comment faire comprendre que le concept n’est pas né en Russie sans l’exprimer clairement… Pourtant, on dirait que nos voisins Russes y sont de plus en plus sensibles, à cette drôle d’idée !

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